Choisir une profession de relation d’aide implique cette intention : créer le lien, aller à la rencontre de l’Autre. En counseling de carrière, nos bureaux sont le théâtre de ces affrontements, souvent feutrés, de ces replis sur soi et, aussi, de véritables rencontres interculturelles. Mieux comprendre les mécanismes en jeux dans la communication interculturelle nous permet de multiplier ces rencontres qui font de nous des humains plus complets et des professionnels plus utiles. Dans ce premier article, je vous propose quelques pistes de réflexion, mes sources d’inspiration et ma modeste expérience de conseillère d’orientation au centre-ville de Montréal.
« La rencontre avec un autre homme (ou femme), d’autres hommes, a toujours été une expérience universelle et fondamentale pour le genre humain. Les archéologues estiment que les tout premiers groupes humains étaient des petites familles tribales de trente à cinquante personnes… Imaginons donc notre petite famille tribale partant en quête de nourriture quand, soudain, elle tombe sur une autre famille tribale. Quel grand moment pour l’histoire du monde! Quelle découverte cruciale…Comment se comporter face à une telle révélation? L’alternative à laquelle ont été confrontés nos lointains ancêtres s’offre à nous aujourd’hui encore, avec la même intensité. Il s’agit d’un choix fondamental et catégorique. Comment se comporter face aux autres?
On peut en venir au duel, au conflit, à la guerre… Il se peut toute fois que notre famille-tribu décide de se fermer aux autres, de se séparer, de s’isoler…Fort heureusement, il existe des preuves attestant un comportement différent ; la coopération. Reliquats des marchés et débarcadères, lieux où se tenaient des agoras et des sanctuaires, voies de commerce. Ces trois possibilités ont de tout temps été proposées à l’homme, à chacune de ses rencontres avec l’Autre : il pouvait choisir la guerre, il pouvait s’isoler par une muraille, il pouvait nouer le dialogue. » (Kapuscinski, 2009)
Les filtres à la communication
NOS STÉRÉOTYPES
Tous les jours, nous sommes confrontés à nos stéréotypes. Cette manière de réduire la personne à ses traits physiques, à son groupe ethnique, mais aussi à son âge, son sexe se rapporte à des expériences sommaires ou à des formules entendues et répétées sans se poser de question (les Noirs ont la danse dans le sang). C’est une façon simple et rapide d’expliquer des comportements (Il dit qu’il a compris mais je vois bien que c’est faux, les Asiatiques sont comme ça). Mélange d’erreurs et de demi-vérités, ces caricatures ont pour effet d’enfermer notre client dans sa différence. Ces fausses prémisses résistent mal à un examen plus approfondi, pour peu que l’on se donne la peine de les reconnaître et de s’ouvrir à la rencontre de l’autre.
NOS PRÉJUGÉS
… ont souvent la couenne plus dure. Ils constituent un jugement de valeur, favorable ou défavorable. Quand on parle des immigrants, il n’est pas anodin de distinguer nos attitudes face à ceux originaires des pays du Nord (désirables) et ceux originaires du Sud (indésirables). Les statistiques sur l’insertion des nouveaux arrivants, par région du globe, sont éloquentes à ce sujet. (Renaud, 2006)
LE RACISME
… qui consiste à dévaloriser une personne en raison de ses caractéristiques physiques reste un phénomène présent dans nos sociétés, malgré les Chartes canadienne et québécoise et malgré les politiques d’égalité des chances qui en découlent. Depuis septembre 2001, les sociologues développent le concept de « racisme moderne » dont seraient victimes les personnes de confession musulmane. Au Québec, ce nouveau phénomène n’est sans doute pas étranger aux taux de chômage qui affligent la communauté maghrébine.
La dame-irakienne-de 50 ans- portant le voile
Malgré toute notre bonne volonté, nos filtres d’interprétation risquent de faire obstacle à notre responsabilité d’installer et de maintenir le lien de confiance avec chaque client.
Dans mon bureau, un exemple d’impact de mes filtres de communication pourrait ressembler à la situation suivante. Ma nouvelle cliente est une dame irakienne, de 50 ans et elle porte le voile. Ces quatre éléments constituent rapidement, à mon insu, le portrait robot de la cliente « difficile ». Après avoir exposé ses difficultés scolaires, dans un grand soupir de découragement elle me lance ; « … et puis, mon petit dernier va se laisser mourir de faim si c’est son père qui fait la cuisine pendant que je suis au cégep. Je ne peux pas continuer ce DEC intensif».
Je réprime la montée d’adrénaline qui accompagne mon dialogue intérieur : « c’est le mari qui lui bourre le crâne! », suivi du découragement « pauvre femme, à son âge, elle ne peut pas changer sa culture oppressive ». Je suis tentée de baisser les bras, le mûr qui nous sépare est tellement haut. Au nom du respect des différences (qui traduit trop souvent le choix de l’isolement), je poursuis : « si je vous ai bien compris, vous voulez abandonner vos études ». Ma cliente a perçu, dans mon empressement à répondre à sa demande, la déception qui m’habite. Mais elle ne dit rien. Je suis la spécialiste qui va lui dire ce que son pays d’accueil attend d’elle.
Je suis plus prudente avec celle-ci. La dernière fois que j’ai voulu imposer mon expertise à une cliente (le choix de l’affrontement), ça c’est mal terminé. Je garde dorénavant pour moi mon discours ethnocentriste : « Vous savez madame, ici, au Québec, vos garçons vont DEVOIR apprendre à se débrouiller à la maison. Vous avez le DROIT de VOUS épanouir, c’est VOTRE CHOIX après tout! ». La cliente ne s’est plus présentée aux rendez-vous, sans donner d’explications. (C’est son mari, c’est certain!)
Et je m’enlise, et je me décourage. Comment respecter ma cliente, sans nier mes propres valeurs, celles de la société (c’est relatif…) dans laquelle ma cliente a choisi de vivre, avec sa famille?
La technique de la décentration
Il existe pourtant une troisième possibilité. Mais je vais avoir besoin d’un petit coup de pouce. Cohen-Emerique propose la méthode de la communication interculturelle qui fait appel à la décentration. Comme première étape, je prends conscience de mon propre choc culturel (émotion, dialogue intérieur, tous mes « ça n’a pas de bon sens !»). Cette distance par rapport à moi comme sujet porteur de culture (Nord-américaine, Québécoise) et de sous-culture (féministe, professionnelle de l’orientation), me permet de suspendre mon jugement afin de me donner la possibilité de pénétrer dans le système de l’autre.
Facile à dire! Dans les faits, la conscience de notre propre culturel est la partie aveugle de la relation. CE N’EST QUE PAR LA RENCONTRE AVEC L’AUTRE que cette dimension de moi peut émerger à ma conscience. Qu’est ce qui est normal? D’où me vient cette conception de ce qui est bon pour moi, pour les femmes, les hommes, etc. Tout ce système de valeurs, je l’ai construit au fil de mon évolution personnelle au sein de ma famille, de ma région (ma propre écologie), je le partage avec différents groupes (pays, génération, région du monde, coreligionnaires, etc.). Cette connaissance de moi-même me permet de relativiser mon système de valeur et me fournit la sécurité nécessaire à l’exploration de la réalité de l’Autre. Le sentiment de sécurité et aussi l’attitude bienveillante afin de détacher mon regard de mon choc culturel pour le tourner vers ma cliente.
L’écoute empathique, territoire bien connu, me permet d’ouvrir le plus largement possible sur l’expérience subjective de ma cliente dans SA cuisine, en lien avec Sa famille, confrontée à SON projet. C’est dans cette cuisine qu’elle déploie des trésors de créativité pour adapter les plats traditionnels aux produits du Québec, qu’elle ressent le bonheur de réunir tout son monde, chaque soir. En me partageant ces moments si précieux pour elle, grâce à ses yeux qui pétillent et son corps qui s’anime, je me laisse toucher, et je reconnais ma grand-mère et ma mère, dans leur cuisine, et un peu de moi aussi, quand je reçois mes amis à souper. Et la « dame-irakienne-de 50 ans-voilée » devient Mashid, assise en face de moi.
Faire le deuil du « bon client »
À partir de là, je peux approfondir une meilleure compréhension de son besoin, derrière sa demande, commencer à imaginer des pistes à explorer avec elle, dans un espace de négociation. Qu’est ce qui est vraiment important pour elle, pour son mari, ses enfants, la famille restée au pays, présente tous les vendredis soir via Skype, et qui ne comprend rien à sa nouvelle réalité, dans quel ordre tient-elle à prendre soin de tout ce beau monde et avec quelles stratégies.
Cohen-Emerique souligne l’importance de la négociation, des allers-retours qui permettront de puiser dans mon coffre à outils, valider ce qui fait du sens pour elle, continuer à mieux la connaître et vérifier, pour moi, au fur et à mesure, qu’est ce qui est vraiment important pour la professionnelle que je suis, dans le cadre organisationnel où je travaille et jusqu’où on peut aller ensemble.
Nos clients ont une longueur d’avance sur nous quant à la connaissance de la dimension culturelle. Leur situation d’immigrant ne leur à pas laissé le choix de confronter, jour après jour, leurs façons de faire, leur relation au monde et à eux-mêmes. Durant tout le reste de leur vie, ils seront régulièrement interpellés « Au fond, depuis le temps, vous vous sentez plus Québécois ou plus Irakien? » les forçant à faire l’inventaire des différences et des similitudes, ce qu’ils ont laissé de côté, réarrangé, et emprunté pour faire partie de cette nouvelle écologie.
Monique St-Amand, c.o.
Ce texte est initialement paru dans l’orientation, août 2012